Avant l’arrivée des Ouelleminden, l’Azawagh était occupé par des tribus Ineslemen et leurs dépendants. Les Kel Tamezgidda (ceux de la mosquée) mais aussi d’autres groupes comme les Iberkoreyan ou les Igdalen qui occupaient l’Azawagh et l’Ighazer. Des liens avec l’Adrar des Ifoghas existaient forcément du fait que les Igdalen et d’autres Ineslemen des Kel Attaram, les Dahushahaq ont un parlé mixte Songhay-Tamasheq similaire et se reconnaissent une parenté. De la même manière, les Iberkoreyan ont un parlé le Sinsar ou Tsétsérret qui est apparenté au berbère occidental et au Zenaga du sud mauritanien. Cette rencontre entre des populations anciennes et religieuses qui occupent l’Azawagh et les Ouelleminden venus de l’ouest, va donner naissance à une confédération originale, celle des Kel Tagaraygarayt, « ceux du milieu ».
Les Ouelleminden
Les Ouelleminden ont pris la suite de la Tademakka décadente du XIIIè siècle. Le héros mythique est un homme venu de l’ouest, possiblement Maure, qui fini par prendre pour épouse la fille du roi de Tademekka (Nicolas 1950). Les raisons sont floues mais comme souvent ce doit être une alliance de raison, d’ailleurs les Kel Essuk de Tademekka qui sont des religieux, tissent un lien entre Tademekka et les Ouelleminden, tout comme les Imazwaghen qui sont cités par Ibn Khaldoun dans les Kel Tademekka (Lhote 1955). La succession posera néanmoins ds difficultés entre les partisans de la succession patriarcal et ceux de la succession matriarcal. Les Ouelleminden sont les partisans du patriarcat sont chassés à Tessalit. Dans le seconde moitié du XVIIè siècle, Karidenna fait ainsi la guerre aux Kel Ta Tademakka et entraîne les Ouelleminden entre le fleuve Niger et l’Adrar. Ceux qui restent deviennent les Kel Tademakka qui laisseront la place aux Ifoghas qui se forment (Nicolas 1950).
L’histoire des Ouelleminden Kel Dinnik commence avec la scission des Ouelleminden en Adrar des Ifoghas et la migration vers l'est (denneg) d'une partie de ces tribus. A la fin du XVIIè siècle, l'aménokal des Ouelleminden était Karidenna (1650-1715), l’un des plus grands aménokals qu'ait connu la confédération. Mais son autorité s'exerçait difficilement en raison du caractère anarchique des Touaregs, des querelles d'intérêts et des rivalités des grandes familles, entraînant ainsi la séparation entre les Ouelleminden de l’est et ceux de l’ouest (attaram) (Urvoy 1936). Ce serait donc dans les premières années du XVIIIè siècle, que cette migration vers l'est aurait débuté sous la conduite de Attaférich, neveu de Karidenna, puis par son fils Karoza, qui repoussa les Tamesgidda de la région. Le départ de l’Adrar se fit avec des tribus Imajeghen, Kel Nan, Irreulen, Tiggirmat, Ikherkheren, Tellemidez, ainsi que des tribus Ineslemen, les Imazwaghen composés des Ijawanjawaten, Isheriffen et Izawaten, en leur promettant des privilèges plus importants comme la fixation de l'impôt laissé d'abord à l'arbitraire du suzerain, le droit de porter les armes ou encore celui de participer aux rezzous (Bernus 1990). Ces privilèges ainsi concédés leur donnaient une situation unique dans la société touareg où la sujétion des maraboutiques est basée sur l'interdiction de s'armer.
Décrypter ce droit du port d’armes chez certains Ineslemen pourrait très certainement aider à la compréhension de l’histoire de l’Azawagh. Trois ensemble de tribus religieuses de l'Azawagh ne portent jamais les armes : les Darmenna, les Ijawanjawaten et les Igdalen. Certaines tribus religieuses, par contre, tels les Kel Eghlal, les Ayttawari, et partiellement les Isheriffen, pouvaient porter les armes, et certains de leurs hommes participaient aux combats. El Jelani, le célèbre marabout qui, au début du XIXe siècle prit le pouvoir aux Imajeghen du Dinnik était Ayttawari. Ces groupes religieux sont souvent dénommés Imazwaghen "les rouges" (Bernus 1976). Si les Imazwaghen sont venus de l’ouest avec les Kel Dinnik, les Darmenna sont trouvés sur place en Azawagh par les Kel Nan qui en font des alliés du fait que ces derniers avaient étaient razziés par les Kel Gress.
La Tagaraygarayt
L‘organisation politique des Touaregs est fondée sur un pouvoir matérialisé par un tambour de guerre et détenu par un chef, l’aménokal, toujours choisi dans une même tribu noble de l’aristocratie. Ce modèle associe diverses strates d‘une hiérarchie sociale qui va d’une aristocratie guerrière au monde servile en passant par des religieux, des guerriers tributaires et des artisans. A l’intérieur des groupes, on distingue de nombreuses catégories dont la classification s’appuie sur des critères variés (Bernus 1993).
Les Ineslemen Iberkoreyan ne sont pas anciens en Azawagh, il sont définitivement évincés des piémonts de l’Aïr vers le milieu du XVIIè siècle et doivent alors cohabiter avec les Kel Tamezgidda en Azawagh plus anciennement établis, tout comme d’autres Ineslemen, les Darmenna. On peut supposer alors que les relations entre ces groupes sont plutôt pacifiques parce qu’on ne relève pas de véritable anicroche entre eux, sans doute que les Iberkoreyan occupent plutôt l’Azawagh de l’est, alors que les Kel Tamezgidda occupent l’Azawagh central et les Darmenna plutôt dans l’Azawagh occidental. Dans la seconde moitié du XVIIè siècle, les incursions des Ouelleminden de l’Adrar se font de plus en plus pressantes. Les Kel Nan s’allient aux Darmenna et rencontre les Tamezgidda en Azawagh. Les relations se gâtent et Koroza qui succède à Attaférich bat les Tamezgidda à Tesisingay au sud de Tegidda n’Tesemt et les repoussent vers le Damergou. Les Ouelleminden se retrouvent ainsi en proximité des Iberkoreyan Kel Eghlal et Ayttawari au début du XVIIIè siècle. Sans entrer dans la lutte d’influence qui oppose ces deux groupes, cette rencontre va permettre l’émergence de deux pouvoirs : celui des nobles, qu’incarne l’aménokalat choisi parmi les Kel Nan, ce qui correspond à l’organisation traditionnelle des Touareg et celui des religieux, qu’incarne l’imamat, choisi parmi les Kel Eghlal (Bernus 1990 ; Bernus 1993).
Walentowitz précise que le système politique de la confédération de la Tagaraygarayt comprenait trois instances politiques, trois niveaux d’organisation du pouvoir, à savoir l’imamat, l'aménokalat et les chefferies des principales tribus. Ces tribus, appelées tawshit étaient respectivement dirigées par des chefs de tribus recrutés parmi les Kel Nan, les Irreulen et les Tellemides du côté des Imajeghen, et parmi les Kel Eghlal et les Ayttawari Seslem du côté des Ineslemen (Walentowitz 2014). En définitive, les « religieux » Iberkoreyan auraient détenu le pouvoir politique avant l’arrivée des Ouelleminden sous la forme d’un imamat. Ils auraient ensuite perdu ce pouvoir qui se trouva alors dans les mains des Kel Nan sous la forme de l’aménokalat, mais se retrouve comme un vestige sous la forme d’un pouvoir juridique sous le même titre d’imam, contrebalançant le pouvoir de l’aménokal. Les deux visions de l’histoire, celle des Imajeghen Ouelleminden et celle des Ineslemen Iberkoreyan se retrouvent dans les versions que les uns et les autres entretiennent (Walentowitz 2014). Il n’est pas impossible que le nombre fasse aussi la force, car les Ineslemen aujourd’hui sont largement plus nombreux que les nobles et ont également un plus grand pouvoir économique. Ce fut peut être déjà le cas à cette époque et l’éviction de l’Azawagh des Kel Tamezgidda favorisa aussi l’établissement de relations pacifiques entre les Ouelleminden Kel Dinnik et les Iberkoreyan. L’épisode d’El Jelani montre que les ambitions politiques des Ineslemen sont très présentes, elles ne viennent pas non plus de nulle part, leur éviction de l’Aïr en porte aussi la trace.
El Jelani
Au début du XIXè siècle, un religieux des Iberkoreyan, El Jelani, entre 1807-9 et 1814-6, s’empara de l’autorité suprême en Azawagh, aux dépens des Imajeghen réduits à merci et cumula ainsi pendant cette période les pouvoirs religieux et politiques. Il profita ainsi des Jihad Peul dans la Kasar Hausa pour se révolter à son tour contre les Imajeghen, les vainquit à Amander et força ceux-ci à se réfugier dans la région de Ménaka auprès des Kel Attaram dont ils s'étaient séparés un siècle plus tôt. Révolte religieuse qui tente de nier le pouvoir des nobles, Les Ineslemen ayant le droit de s’armer Ayttawari, Isheriffen, El Wuliten et d’autres se jugent supérieur aux Imajeren par leur science maraboutique. El Jelani enclenche alors sa guerre sainte qui mettra les Imajeren en déroute partis vers Ménaka et Filingué. A l’image de Usaman Dan Fodio, El Jelani impose un islam rigoriste aux sédentaires de l’Ader, et devient autoritaire. Il domine l’Ader dont les chefferies anciennes éclatent, repoussent les Ilisawan sur l’Ader Dutchi et tient à distance les Kel Gress et Iteseyen. Avec qui il fera la paix en 1813.
L’épopée d’Ibra
En 1816, un chef des Tamezgidda, Ibra, rassemble les nomades ayant des comptes avec El Jelani et écrase celui-ci en 1816 qui fuit à Sokoto, les Ayttawari sont massacrés. Mais Ibra sera trahi par les Imajeren qui veulent reprendre leurs anciennes positions et droits. En 1835, El Jelani reparaît avec Muhammad Bello alliés au Kel Gress et finit par vaincre Ibra alliés des Ilisawan, Aderawa et Goberawa. La seconde moitié du XIXè siècle verra s’allumer de toutes part des guérillas qui dureront jusqu’à l’arrivée des français (Nicolas 1950).
Aménokalat de l’Azawagh (Alawjeli et Prasse 1975) | règne | tribus | Chef Kel Nan |
---|---|---|---|
Khadakhada | 1655-? | Iberkoreyan | |
Mukhammad « Waysmudan » ag-Abuyakhya | ?-1700 | Ayttawari | |
Attaférij | ?-1750 | Kel Nan | Attaférich |
Karoza ag-Attaférij | 1750-? | Kel Nan | |
Muda ag-Karoza | ?-1804 | Kel Nan | Karoza ag Muda |
Khettutu ag-Muda | 1804-1807 | Kel Nan | Khatutu ag Karoza |
Al-Jilani ag-Ibrahim | 1807-1816 | Kel Eghlal | |
Alghereb « Aghabba » ag-Khettutu | 1816-1819 | Kel Nan | El-Ghereb ag Khatutu |
Budal « Baila » ag-Katami | 1819-1840 | Kel Nan | Budal ag Katami |
Musa ag-Budal | 1840-1872 | Kel Nan | Musa ag Budal |
Makhammad ag-Ghabdessalam « Elkumati » | 1875-1905 | Kel Nan | Mokhamed ag El-Kumati |
Ismaghil ag-Lasu | 1905-1908 | Kel Nan | Ismaghil ag Laso |
Alkhurer ag-Arraqqabi | 1908-1917 | Kel Nan | El-Khorer ag Arakkabi |
Références
Bernus E. 1976 – L’évolution des relations de dépendance depuis la période pré-coloniale jusqu’à nos jours chez les Iullemmeden Kel Dinnik, Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 21 (1), p. 85‑99.
Bernus E. 1990 – Histoires parallèles et croisées nobles et religieux chez les Touaregs Kel Denneg, Homme, 30 (115), p. 31‑47.
Bernus E. 1993 – Nobles et religieux : l’intervention coloniale dans une rivalité ancienne (Iwellemmedan Kel Denneg), Karthala, p. 61‑68.
Lhote H. 1955 – Contribution à l’étude des Touareg soudanais, Bulletin de l’IFAN, 17 (3‑4), p. 334‑370.
Nicolas F. 1950 – Tamesna - Les Ioullemmeden de l’est ou Touareg Kel Dinnik, Imprimerie nationale, 293 p.
Urvoy Y. 1936 – Histoire des populations du Soudan central (Colonie du Niger), Paris, France, Larose, 350 p.
Walentowitz S. 2014 – L’ignorance des Inesleman de la Tagaraygarayt par le pouvoir colonial : L’élite politique des « religieux » mise aux marges de l’histoire, Aix-en-Provence, Les Cahiers de l’Iremam, Aix-en-Provence, Institut de recherches et d’études sur les mondes arabes et musulmans, p. 37‑59.