Tendres et cruels sont les contes choisis par Geneviève Calame-Griaule. Tendre et cruel est aussi le contexte dans lequel ils ont été recueillis, dans un décor austère situé aux portes du désert, entre palmeraie et salines, auprès de conteurs amicaux et au sein d’une chaleureuse équipe de recherche composée entre autres du géographe Edmond Bernus, du linguiste Pierre Francis Lacroix et de l’ethnologue Suzy Bernus (le livre étant dédié à la mémoire de ces deux derniers). Les enquêtes qui sont à l’origine de cet ouvrage ont été menées entre 1970 et 1978 et ont donné lieu à de nombreuses publications.
Bien que proches des Touaregs nomades de la région, les Isawaghen sont sédentaires, installés dans les petites villes d’In Gall et de Tegidda-n-Tesemt, non loin d’Agadez. Ils ont conservé une trace de leur lointaine origine songhay dans leur langue, la tasawaq, langue des contes présentés ici. Carrefour commercial, la région voit passer beaucoup de voyageurs. La littérature orale tasawaq est riche et variée, inspirée par le monde berbère mais aussi par l’Afrique noire, car les Isawaghen sont en rapport étroit tant avec leurs voisins touaregs et hausa qu’avec les voyageurs ou marchands venus d’horizons divers, qui font escale à In Gall.
Ce livre illustre combien la littérature orale, entendue et analysée dans le cadre de la performance auprès des conteurs peut être une ouverture non seulement sur une réalité sociale – réalité sociale dans laquelle elle fait sens et qu’elle met en scène en toile de fond des récits – mais aussi sur tout un monde imaginaire, propre à une vision du monde particulière.
Avant de nous faire entendre les trente-six contes choisis, G. Calame-Griaule nous présente en quelques pages les Isawaghen puis, plus longuement, la littérature orale tasawaq selon des thèmes significatifs. Ainsi est-il souvent question d’amour dans ces contes du Sahel, comme dans la poésie si valorisée dans ce contexte, dénotant une forte influence méditerranéenne et orientale. En ce sens, les contes choisis peuvent être tendres, et on peut y lire la douceur d’une société où l’on encense la beauté physique et où l’on ne craint pas de mettre en scène la passion individuelle. Mais ils sont aussi cruels, car les méchants sévissent dans le monde des hommes comme dans le monde des animaux où l’on hésite encore moins à se montrer féroce, à l’exemple du machiavélique Chacal.
Les contes eux-mêmes sont ensuite séparés en quatre parties correspondant aux corpus de quatre conteurs dont l’auteur nous dépeint la personnalité. Ce « classement » des contes par conteur fait tout l’intérêt du livre qui ne saurait se réduire à un simple recueil de contes : basé sur la rencontre d’un chercheur avec des conteurs d’exception, il est d’abord un hommage rendu aux personnes. Cette présentation personnalisée nous permet d’accéder plus authentiquement à la littérature orale, de mieux percevoir la part d’expression individuelle qu’il y a derrière cette littérature qualifiée de patrimoine collectif.
Pour chacun des quatre conteurs – trois femmes d’âge mûr et un jeune forgeron d’origine touarègue – G. Calame-Griaule analyse le style narratif avant d’en venir au répertoire proprement dit. Chez les Isawaghen comme chez les Touaregs et autres Berbères, on apprend les contes auprès de vieux conteurs que l’on qualifie de professeurs, et les contes sont mémorisés à partir de gestes significatifs. À lire ce qu’elle écrit sur les prestations des quatre conteurs, on comprend que G. Calame-Griaule s’est avant tout intéressée à la gestuelle dans la performance (voir ses différentes publications à ce sujet). Au milieu de l’ouvrage, quelques photographies montrent les conteurs en action, et les clichés sélectionnés, ayant figé des gestes expressifs, sont mis en relation avec le texte du conte.
Les contes du répertoire des vieilles femmes sont dans l’ensemble plutôt comiques et parfois même ironiques, surtout quand il s’agit de se moquer des puissants ou bien quand on aborde les problèmes relationnels entre hommes et femmes, ou entre femmes rivales. La plus prolixe des conteuses, Taheera, était tout particulièrement appréciée pour son double talent de chanteuse et de conteuse et pour l’étendue de son répertoire dont on ne trouvera ici qu’un maigre échantillon. Sa manière de conter, très expressive, participait à la qualité de la communication des sentiments, du suspense ou du comique relatés. Albadé, le forgeron, contait bien différemment des vieilles femmes. Plus concis, allant tout de suite à l’essentiel, il narrait des histoires courtes quoique riches en dialogues. Manifestant une grande assurance verbale comme tous les forgerons, il était aussi très expressif dans ses gestes. Il avait également beaucoup d’humour, même si les contes présentés ici sont singulièrement cruels, comme « Petite Calebasse ou la Petite Fille Terrible » où l’on voit une enfant mystérieusement précoce faire gratuitement le mal autour d’elle jusqu’à ce que, par vantardise, elle se dénonce elle-même au chef qui la chassera.
Les contes que nous offre à entendre G. Calame-Griaule, dans une traduction imagée et rythmée qui nous placerait presque plus en situation d’écoute que de lecture, sont tous accompagnés d’un commentaire qui invite à relire le récit à la lumière des analyses proposées. Nombreuses sont les histoires mettant en scène le combat du petit rusé contre le pouvoir du plus fort. C’est le cas de la plupart des contes animaliers, qui ne sont pas toujours adressés aux enfants et peuvent parfois être assez subversifs. Dans ce contexte, c’est généralement Chacal qui joue le rôle du trickster, bien souvent cruel autant que rusé. Nommé Mohammed-Aggur, il aime à se déguiser en marabout et se fait passer pour un pieux musulman dénigrant sans vergogne les lois sociales.
Beaucoup de contes, surtout ceux du répertoire des femmes, semblent viser plus spécialement les jeunes filles : il s’agit des contes initiatiques, qui peuvent être entendus comme une préparation au mariage, louant les vertus féminines comme la patience. On sait à quel point le conte est lié au processus initiatique, le thème de l’initiation pouvant fournir la principale clef d’interprétation de nombreux contes, quelle que soit leur origine. Si ces contes ont une évidente valeur pédagogique, on sait aussi qu’ils ne s’adressent pas qu’aux jeunes car tous sont concernés par les différents passages que la vie impose.
Les contes rapportés ici nous conduisent enfin à l’éternelle question de la dialectique entre le singulier et l’universel. Prenons par exemple le beau conte de « Blanche-Neige au soleil », raconté par Taheera. Le problème soulevé dans le conte, à savoir celui de la rivalité mère-fille, est abordé à partir de traits propres à la culture des Isawaghen ou de leurs proches voisins touaregs. Si l’on peut supposer que le conte est emprunté au corpus européen, il a su s’adapter au contexte sahélien et intégrer des éléments culturels significatifs, tels la première coiffure officielle faite, chez les nomades, à la puberté de la jeune fille, moment que la méchante mère va choisir pour anéantir sa fille en enfonçant, au sommet de son crâne, un petit couteau de coiffeuse, ou encore le rôle de médiateur du forgeron qui introduit Blanche- Neige auprès du chef qui l’épousera. Un autre très beau conte d’une longueur exceptionnelle, narré lui aussi par Taheera mais sans doute d’origine touarègue, nous entraîne au cœur de la problématique singulier/universel. C’est un conte que G. Calame-Griaule a intitulé de manière significative « Mohammed Ag-Agar ou Œdipe au Sahel » : il s’agit effectivement d’un héros œdipien mais qui évitera l’inceste in extremis grâce à un miracle, les seins de sa mère se mettant à couler abondamment, empêchant l’union fautive.
Les questions universelles qui se posent aux hommes à travers le temps et l’espace sont appréhendées selon les couleurs d’un contexte spécifique, celui d’une petite communauté sise au confluent du Monde arabe et de l’Afrique noire, où l’on aime à raconter des contes le soir et à rire des situations les plus dramatiques bien que la vie ordinaire s’apparente à une perpétuelle lutte contre la sécheresse. Les contes ont été recueillis il y a plus de vingt ans et, depuis, la région a subi une importante dégradation économique accentuée par le détournement de la route qui ne passe plus par In Gall. On peut cependant imaginer qu’y demeurent toujours quelques bons conteurs qui trouvent des oreilles attentives à leurs récits.Publié chez Gallimard, dans la collection « Le langage des contes » dirigée par Nicole Belmont, cet ouvrage invite ainsi un large public à écouter une littérature orale, riche et vivante, porte d’entrée vers une ancienne civilisation sahélienne à l’imaginaire nourri de rencontres et de rêves.
Calame-Griaule, Contes tendres, contes cruels du Sahel nigérien - Cécile Leguy, Études rurales, 2004