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    Science sans conscience et sous-développement

    Uranium et dinosaures

    Jobaria

    Tout commence avec la défaite de la première révolte anticoloniale sénoussite du début du 20ème siècle. 

    Kaocen, alors chef rebelle targui du nord du Niger, s’enfuit du sultanat d’Agadez laissant le champ libre aux prospecteurs miniers qui sont à la recherche de matières premières afin de satisfaire la demande européenne du début de l’ère industrielle. Ces prospecteurs découvrent, dans la région d’Agadez, l’uranium, mais également une autre ressource naturelle : les gisements de dinosaures du Jurassique et du Crétacé. 

    Plus tard, dans les années 60, les géologues de la ville minière d’Arlit, étonnés par l’importance de l’ossuaire, invitent le paléontologue Ph. Taquet du Muséum National d’Histoire Naturelle de Paris, à venir échantillonner les sites. Ph. Taquet exhume un squelette d’iguanodon (Ouranosaurus nigeriensis) et a l’élégance de le laisser au Niger et d’en faire profiter les visiteurs du musée de Niamey.

    Conséquemment, le grand public est informé de l’importance des gisements et la démesure s’installe. Les sites sont régulièrement pillés par des collectionneurs amateurs, des affairistes aventuriers, des scientifiques sans vergogne … Les  weekends les cadres des villes minières viennent s’y amuser en famille. Des expéditions en 4x4 sont organisées depuis l’Italie sous l’étiquette fallacieuse de "scientifique". Pour mettre fin à l’avidité profanatrice, le colonel Kountché, alors président du Niger, fait interdire l’accès des gisements. Pendant 25 ans (1969-1993) les dinosaures reposèrent en paix.

    Mais tout redémarre en 1993 avec la déréglementation. Le "n’importe quoi" devient négociable et à la suite des chimères du Paris-Dakar, on ouvre à nouveau la chasse aux dinosaures. Depuis,  des artéfacts de la Préhistoire et des moignons de dinosaures sont vendus à l’étal à Agadez, à  Niamey et même dans l’enceinte de l’aéroport international.

    Pensant contrôler la migration des dinosaures, l’Institut de Recherche des Sciences Humaines (IRSH) met en place des textes législatifs limitant la recherche et l’exportation des squelettes à des accords préalables délivrés par l’IRSH. Peine perdue, ceci ne permet pas de colmater les fuites pour autant. En 2006, Ulrich Joger, professeur au musée du Braunschweig en Allemagne, découvrait un Jobaria et obtenait l’aval de l’IRSH pour l’exporter. Mais de retour sur le site, l’animal avait disparu. Se trouve-t-il à la foire annuelle du dinosaure de Tucson (Arizona) où des dizaines de tonnes de fossiles sont négociées chaque année…? Une enquête est ouverte.

    De plus, le contrôle monopolistique de l'IRSH, produit des effets pervers car il écarte et méprise les habitants de la région. En pleine deuxième rébellion touareg (1991-1995), Paul Séréno (surnommé Indiana Bones par ses pairs) de l’université de Chicago enlève plusieurs tonnes d’ossements malgré les protestations véhémentes des touareg d’In Gall. L’année suivante, mais avec la bénédiction officielle de l’IRSH et protégé du mécontentement des populations autochtones par un onéreux dispositif militaire, il récidive  en embarquant le premier Jobaria tiguidensis de l’Histoire, une espèce nouvelle en complète connexion anatomique. Cette pièce, unique au monde, fait maintenant la réputation du musée paléontologique de…Chicago ! Les habitants d’Agadez en reste pantois …

    Depuis, les fuites deviennent hémorragiques. Les activités néocoloniales d’Indiana sont déclarées "confidentielles". Tel un ectoplasme, il laisse des traces à Gadoufawa, on suppute sa présence dans le Téfidet mais d’autres le soupçonnent au puits de Mazalet. Il est nulle part mais surtout partout … les dinosaures se soulèvent à son passage !

    Entre temps, Chicago s’enrichit de Carcharodontosaurus iguidensis, Nigersaurus taqueti (sans doute pour s’attirer les bonnes grâces du professeur éponyme), Rebbachisaurus tamesnensis, Sarcosuchus imperator, Afrovenator  abakensis,  Suchomimus tenerensis… La troisième rébellion targuie (2007… ?) n’arrête pas Indiana pour autant. Malgré les démarches d’indignation des maires touareg des localités d’Aderbissinat, Tchirozérine, Tabelot, In Gall…, il embarque Kryptos palaios et Eocarcharia dinops.

    Pourtant, dans un premier article d’investigation, (EUREKA n° 65, mars 2001), le journaliste Pedro Lima avait tenté d’alerter la communauté  des exactions commises par des scientifiques sans conscience. Il recueille les témoignages inquiets d’élus locaux, comme Mohamed Echeka, qui tente de préserver cette richesse de la spoliation et du retour d’Indiana Bones.

    La machine s’emballe. En Allemagne, le professeur Ulrich Joger hérite de plusieurs spécimens et en Espagne le musée d’Helche entre également en compétition.

    Ces fossiles sont tous des monotypes c'est-à-dire d’une grande valeur scientifique et muséologique. Des centaines de chercheurs, et des millions de visiteurs viennent les voir au musée de Chicago. Des reproductions en résine sont vendues à d’autres musées et à des parcs d’attraction du monde entier, des thèses sont soutenues, …

    Tout ceci est très lucratif et génère le soutien financier de National Geographic, des articles scientifiques et de vulgarisation, des crédits de recherches, des voyages et symposiums… dont sont totalement exclus les nigériens mis à part l’historien Boubé Gado bien qu’il ne soit pas paléontologue. Malgré cela, ce dernier avec la bénédiction intéressée d'Indiana Bones, s’adoube "spécialiste des dinosaures". Son génie éclipse toutes les tentatives de mettre en place un véritable corpus national de paléontologues et de muséologues qui auraient pu enfin faire profiter le Niger de retombées financières et intellectuelles.

    Pourtant, les hommes de bonne volonté et les initiatives ne manquent pas. Les géologues de l’université de Niamey qui ont vocation en la matière, voient d’un mauvais œil ce monopole. Ils souhaitent un véritable partenariat multilatéral, des bourses de doctorat, un plan de développement pour mieux maîtriser le patrimoine et son avenir national... Les tentatives, auprès de l’UNESCO de faire classer "patrimoine de l’humanité" les gisements de dinosaures n’ont pas abouti. Alors que de très nombreux collectionneurs repentis sont prêts à restituer au Niger le contenu de leurs tiroirs dans le cadre d’une muséologie responsable, le projet de musée archéologique et paléontologique d’Agadez est resté  dans les cartons.

    Malgré tout ces blocages institutionnels, une "Association pour la Protection du Patrimoine Paléontologique du Niger" (APPPN) est crée en 1996 par le géologue d’In Gall Ahmed Alghous et le logisticien Aghali Bazo. Avec l’aide de Suji Sato, un géologue minier japonais spécialiste de la région, l’APPPN tente pendant trois ans de limiter les dégâts dans la plaine de l’Irhazer en créant un écomusée. Elle sensibilise les populations à la préservation, organise avec les agences touristiques des visites respectueuses et jette les bases d’un petit musée local.  Mais privée du soutien des autorités administrative et avec la diabolisation politique du nord-Niger, le projet s’essouffle,  l’association est désormais dissoute.

    Science sans conscience n'est ici que sous développement. Le néocolonialisme scientifique est en train de vider la région du nord-Niger de ses richesses préhistoriques et paléontologiques au détriment du développement touristique, de l’emploi des jeunes, des compétences locales et des populations autochtones qui sont systématiquement écartées des décisions prises à Niamey… Dés lors, Il ne faut pas s’étonner du mécontentement général et des actes de rébellion targuie qui perdurent depuis un siècle.

    Mettre en avant le prétexte de la "Connaissance Scientifique" en soi, n’est pas valide et s’apparente à de l’impérialisme scientifique si les populations autochtones  ne sont pas associées aux processus d'acquisition des connaissances et d’exploitation de la ressource. Jusqu’alors, cette dernière n’a profité qu’aux musées et universitaires occidentaux, alors que Niamey n'hérite que de pâles copies en plastique. Il est temps que les populations du nord-Niger  reprennent leurs droits lors de la  mise en place d’un partenariat équitable qui viserait entre autre l'occupation  salvatrice et résiliente des jeunes touareg au travers de l’écotourisme. Ceci irait dans le sens de l'esprit de la "chaire  de géosciences" créée en 1998 par l'UNESCO, à l'université Abdou Moumouni de Niamey, dont les objectifs sont la mise en valeur des ressources naturelles et la préservation de l'environnement.

    Un moratoire sur l’octroi des permis de recherches et d’extractions des dinosaures doit être prononcé. L’Etat du Niger doit élaborer une politique volontaire et un plan d’action pour un développement endogène qui visent  à préserver les intérêts du pays, l'emploi des jeunes et à promouvoir un développement crédible.

    Curator emeritus