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    Ibn Battūta en Ighazer, ou pas !

    Cet article tente de comprendre les éléments que rapporte Ibn Battûta de son périple en Ighazer, afin de participer à la vision du cadre géographique et humain qu’apporte son récit à cette région, issu des traductions faites par Defrémery et Sanguinetti au milieu du XIXè et de celle de Joseph Cuoq à la fin du XXè siècle (Defrémery and Sanguinetti 1858; Cuoq 1975). Il est donc à l’évidence ethno-géo-centré sur la ville de Tacaddâ et sa région. Néanmoins pour comprendre ce cadre géographique, les sources écrites arabes médiévales apporteront un peu plus de consistance à ce récit. Ces sources sont essentiellement issues du « Recueil des sources arabes concernant l’Afrique occidentale du VIIIè au XVIè siècle » de Joseph Cuoq.

    On n’oublie pas que le passage d‘Ibn Battûta au Sahel laisse perplexe devant le peu de détails qu’il rapporte sur ce voyage au vu de la durée qu’il passa au Bilad al Sùdan, en comparaison à ceux effectués en Asie. Néanmoins, que ce soient des informations de premières où de secondes mains, elles constituent une représentation de la ville, de sa région et de ses personnages vue de l’intérieur ou peut être plus vue de l’extérieur, ce qui nécessitera d’interroger les 2 visions qu’il restera à apprécier par chacun d’entre nous, la carte postale n’étant pas forcément meilleure qu’une bonne information de seconde main, même s’il n’est pas toujours aisé de faire la différence (Fauvelle 2019).


    De Gao à Taccâda
    Je partis pour Caoucaou, grande ville située près du Nil. C’est une des plus belles cités des nègres, une des plus vastes et des plus abondantes en vivres. On y trouve beaucoup de riz, de lait, de poules et de poisson ; on s’y procure cette espèce de concombre surnommé ’inâny, et qui n’a pas son pareil. Le commerce de vente et d’achat chez les habitants se fait au moyen de petites coquilles ou cauris, au lieu de monnaie ; il en est de même à Mâlli. Je demeurai à Caoucaou environ un mois, et je reçus l’hospitalité des personnages suivants : Mohammed, fils d’Omar, natif de Méquinez : c’était un homme aimable ; folâtre et rempli de mérite ; il est mort à Caoucaou, après mon départ ; le pèlerin Mohammed Alouedjdy Attâry : c’est un de ceux qui ont voyagé dans le Yaman ; le jurisconsulte Mohammed Alfîlâly (de Tafilalet, ou Tafilet), chef de la mosquée des Blancs.

    A Gao, l’usage du cauris semble la règle pour qu’Ibn Battûta le fasse remarquer, ce qui semble d’ailleurs le cas pour une grande partie du Mâlli. Venant de la cour de Mansa Sulaiman, il est alors assez curieux qu’il ne cite cette information que maintenant dans son périple, puisque c’est une pratique largement répandue au Sùdan. Si j’attire l’attention sur ce passage c’est bien entendu pour évoquer les types de transactions monétaires qui avaient courts en la capitale de l’Ighazer, nous y reviendrons plus bas dans cet article.

    De Caoucaou, je me dirigeai par terre vers Tacaddâ, en compagnie d’une caravane nombreuse, formée par des gens natifs de Ghadâmès. Leur guide et leur chef était le pèlerin Outtchîn, mot qui, dans le langage des nègres, signifie le loup. J’avais un chameau pour monture, et une chamelle pour porter mes provisions ; mais, après le premier jour de chemin, cette dernière s’arrêta, s’abattit. Le pèlerin Outtchîn prit tout ce que la bête avait sur elle, il le distribua à ses compagnons pour le transporter, et ceux-ci s’en partagèrent la charge. Il y avait dans la caravane un Africain originaire de Tâdéla, qui refusa de porter la moindre de ces choses, contrairement à ce que les autres avaient fait. Un certain jour, mon jeune esclave eut soif ; je demandai de l’eau au même Africain, qui ne voulut pas en donner.

    Ibn Battûta suit la route entre Caoucaou et Ghadâmès, avec pour étape Tacaddâ et très vraisemblablement par In Azaoua entre Aïr et Hoggar, puis Ghât avant Ghadâmès qui devait constituer un point de rupture de charge pour les marchandises en direction de l’Égypte ou de la l’Ifriqiya. Les gens de Ghadâmès ont formés cette caravane et remontent donc sur leur ville d’origine, ils assurent la traversée du Sahara pour les marchandises et les hommes. A l’étape de Tacaddâ, il n’est pas impossible que d’autres caravanes du Sùdan, issues du pays Hausa et du Bornou, permettaient de renforcer la première pour la traversée du Sahara central difficile à sécuriser.

    Ibn Battûta ne cite plus les Messufa comme guide de la caravane, alors qu’il les a bien identifiés sur la route Sidjilmassa-Walata, mais un pèlerin Outtchin, c’est à dire qu’il a fait le pèlerinage à la Mecque, dont on ne connais pas l’origine. Est-ce à dire que les Messufa ne sont pas les guides sur cet axe ? Même s’il peut y avoir des différences entre les Messufa de l’ouest et ceux à l’est de Gao, on est peut être en face d’une information amenée par un interlocuteur différent de celui qui a passé par l’axe occidental du commerce transsaharien.

    Pèlerin renvoi également au fait que nombre de pèlerins de la boucle du Niger et du Mâlli passent par Tacaddâ pour faire leur pèlerinage. Néanmoins, ce n’est peut être pas la piste privilégiée, car on n’a pas de mention d’un tel passage par les rois du Mâlli, qui préférèrent la route plein nord par le Touat comme Ibn Khaldun le rapporte pour Mansa Musa qui part du Maghreb (Cuoq 1975). Askia Mohamed est le seul à laisser une trace de son passage par l’Ighazer, Tacaddâ et ou Agadez, pour faire son Hajj à la fin du XVè siècle.

    Nous arrivâmes dans la contrée des Bardâmah, ou tribu berbère de ce nom. Les caravanes n’y voyagent en sûreté que sous leur protection, et celle de la femme est plus efficace encore que celle de l’homme. Les Bardâmah forment une population nomade qui ne s’arrête jamais longtemps dans le même lieu. Leurs tentes sont faites d’une façon étrange : ils dressent des bâtons de bois ou des perches, sur lesquels ils placent des nattes ; par-dessus celles-ci, ils posent des bâtons entrelacés, ou une sorte de treillage, qu’ils recouvrent de peaux ou bien d’étoffes de coton.
    Les femmes des Bardâmah sont les plus belles du monde et les plus jolies de figure ; elles sont d’un blanc pur et ont de l’embonpoint ; je n’ai vu dans aucun pays de l’univers, de femmes aussi grasses que celles-ci. Leur nourriture consiste en lait frais de vache et en millet concassé, qu’elles boivent, le soir et le matin, mêlé avec de l’eau et sans le faire cuire. Quiconque veut se marier avec ces femmes doit demeurer avec elles dans l’endroit le plus rapproché de leur contrée, et il ne peut jamais dépasser, en leur compagnie, Caoucaou ni Îouâlâten.

    Ibn Battûta nous décrit les Bardâmah comme des berbères, ils sont nomades vivent dans des tentes et surtout leurs femmes ont une importance toute particulière dans leur société. Elles sont protectrices, mais aussi font l’objet d’un engraissement bien connu à base de leur nourriture de prédilection, le lait gonflé de millet. L’importance et l’embonpoint qu’on les femmes dans cette tribu confirme que l’on a bien à faire à des Touareg et très certainement à une souche noble. L’embonpoint dont elles font l’objet, est une pratique connue qui perdure encore chez les femmes Touareg où la grosseur est signe de prospérité.

    Après avoir marié une femme Bardâmah, on ne peut dépasser ni Caoucaou ni Îouâlâten, ce qui semble vouloir dire que les Bardâmah sont en relation avec ces villes. Les Messufa occupent les villes de Îouâlâten et Caoucaou. Ils sont également présents à la cour des rois du Mâlli (Defrémery et Sanguinetti 1858). Cette zone est donc un terroir pour eux, où ils peuvent aller sans aucunes surprises, ce sont les maîtres du pays de Îouâlâten à Caoucaou voir Tademekka. Les Bardâmah semblent bien être des Messufa, mais pas dans le texte d’Ibn Battûta qui fait la différence sans l’expliquer, peut-être parce que les informations lui sont arrivées par des sources différentes.

    Le pays n’étant pas très sûr, Ibn Battûta entre dans une zone qui n’a sans doute pas de véritable Sultan ou Aménokal à sa tête, en capacité de garantir la sécurité sur la traversée de l’Azawagh, et c’est bien pour cela que la zone est dangereuse, elle est un territoire où personne ne peut assurer la sécurité tout du long et seuls les Bardâmah semblent être en droit de recueillir les droits de passage sans pour autant dominer pleinement cette zone. Ce pourrait être aussi un subterfuge pour faire payer plus cher les caravanes et surtout les pèlerins.

    Le lieutenant Jean nous signale déjà que les Bourdami désignent en hausa les Touareg (Jean Lt 1909). Pour Henri Lhote, Bardam est le nom donné par les Peulh au Touareg en général et spécialement aux nobles (Lhote 1972). Lameen Souag, transcrit Bardâmah par le nom donné aux Touaregs en Bambara et Soninke : borodaame (communication personnelle). Cette dénomination des Touareg noble par un terme générique et non un nom de tribu, signale que l’informateur d’Ibn Battûta est sans doute un sùdan et non un berbère ou un arabe qui aurait très certainement nommé les tribus par leur nom, chose que l’on retrouvera plus bas avec le Sultan Izar dont on ne sait qu’elle est son appartenance.

    Pour Rodd, Bardâmah peut représenter la tribu des Iberdianen (Rodd 1926) ou Iberdiyanan pour Norris. Cette tribu est aujourd’hui l’une des plus importante tribu Imghad des Kel Ferwan. On peut douter de cette origine, bien que la constitution d’une confédération est un long processus aussi bien dans l’espace que le temps, mais les Bardâmah apparaissent d’un niveau social élevé au vu de la condition de la femme protectrice. On doit également citer Boubou Hama qui précise que le commerce avec Tacaddâ est fait par les Lemta (Hama 1967), mais sans plus de précision sur ses sources il est difficile d’en dire plus.

    Leur tente semble atypique et Ibn Battûta le note bien, puisqu’elles sont faites de piquet et de nattes auxquelles sont ajoutées des peaux ou des tissus sur un entrelacs de bois. On connaît bien les tentes en peau des Ouelleminden qui aujourd’hui occupent l’Azawagh et d’ailleurs la majeur partie des Touareg utilisent ce type de tente. On connaît également celle en nattes des Kel Fadey ou Kel Ferwan des piémonts de l’Aïr. Si à la place des ces peaux et tissus on y disposent des nattes alors on devrait se trouver avec une véritable tente en natte, dont la zone de répartition est l’ouest de l’Aïr, le Damergu et certains Ouelleminden de l’est, voir jusqu’aux Touareg du fleuve Niger (Nicolaisen 1982). Il semble que nous soyons ici sur une tente « hybride » des deux modèles cités ci-dessus. On peut supposer également être fasse à des tentes temporaires utilisées pour l’hivernage comme la Tejira (Nicolaisen 1982), qui est une tente très légère de la zone pastorale, quatre piquets sur lesquels se pose un structure en bois couvert d’un velum ou d’un tissu parfois en natte l’ensemble de forme rectangulaire, ce type de tente est adapté à la mobilité des pasteurs de l’Aïr qui se déplacent d’un site à l’autre pendant la saison estivale (Giazzi 1996).


    Taccâdda

    Tacaddâ ou Tagaddâ, c’est à dire Tacaddâ ou Tigidda par la suite dans nombre d’ouvrage traitant de ce sujet, à ne pas confondre avec les Tegidda n'Tesemt, Tegidda n’Adrar ou Tegidda n’Tagait en Ighazer, même si la racine des mots est similaire et signale la présence de source.

    Je devins malade dans ce pays, par suite de l’extrême chaleur et d’une surabondance de bile jaune. Nous hâtâmes notre marche, jusqu’à ce que nous fussions arrivés à Tacaddâ ou Tagaddâ, où je logeai près du cheikh des Africains, Sa’id, fils d’Aly Aldjozoûly, Je reçus l’hospitalité du juge de la ville, Abou Ibrahîm Ishâk Aldjânâty, un des hommes distingués. Je fus aussi traité par Dja’far, fils de Mohammed Almessoûfy.

    La nisba Al-Jazouly pourrait se rapporter à celle du philologue marocain du XIIè siècle, ce qui dénoterait une certaine construction de la part d’Ibn Battuta, prenant des référe,nces connues chez lui au Maroc. Le juge, l’Alkaly de la ville est un homme originaire de Djanet, Al-djânâty, ce qui marque bien que dans ce centre urbain, ce sont bien des allochtones qui maîtrisent la gestion du quotidien, ce qui n’est sans doute pas le cas en dehors de la ville. Djafar lui est un Messufa, ce qui nous permet de suggérer que les Bardâmah sont les Messufa de l’est. Parmi les personnages importants de la ville, il y a aussi le Cheik des Africains, c’est à dire des Maghrébins, signe que l’on est bien dans une ville commerçante importante.

    Les maisons de Tacaddâ sont bâties avec des pierres rouges ; son eau traverse des mines de cuivre, et c’est pour cela que sa couleur et son goût sont altérés. On n’y voit d’autres céréales qu’un peu de froment, que consomment les marchands et les étrangers ; il se vend à raison d’un ducat d’or les vingt modds, ou muids ; cette mesure est ici le tiers de celle de notre pays. Le millet s’y vend au prix d’un ducat d’or les quatre-vingt-dix muids.

    Les données archéologiques confirment bien une utilisation de pierre, des grès grisâtres ou rougeâtres, surtout en sous-bassement des murs et lorsque ceux-ci sont épais pour vraisemblablement supporter un étage. Mais la majeure partie des habitations est plutôt en banco traditionnel qui pourrait être une argile rouge (Bernus et Cressier 1992). Ibn Battûta nous ramène ici une vision que l’archéologie n’a pas exhumée, généralisant un fait sans doute anecdotique, si ce n’est pour les deux mosquées à minaret construites en pierre, mais qu'Ibn Battûta ne signale pas !

    Pour Ibn Battûta, l’eau à un goût altéré en traversant les mines de cuivre, chose que l’on sait aujourd’hui inexacte, l’eau de Aezlik/Takadda est faiblement natronée et elle sert aujourd’hui encore à approvisionner en eau de boisson les salines (Lhote 1976). Hamani tente de justifier cela en disant que la source d’Azelik et légèrement natronée ce qui donne ce goût (Hamani 1989), mais nous pourrions ici aussi être face à une information de deuxième main pas forcément bien replacée dans son contexte. L’eau qui a un goût altéré dans la zone est celle de Tegidda n'Tesemt et de Gélélé toute proche. Cela donne alors un indice important pour dire que les salines de Tegidda n'Tesemt et/ou Gélélé existaient peut être lors du voyage d’Ibn Battûta.

    Le froment n’est pas une céréale habituelle pour le Sahara méridional où ce sont plutôt mil et millet qui sont utilisés par les populations, mais nous savons maintenant que cette ville commerçante doit être en grande partie tenue par des commerçants du nord, ou tout du moins que les hôtes d’Ibn Battûta sont bien des Africains, c’est à dire des maghrébins du Sahara septentrional faisant venir de leur contrée d’origine les céréales qu’ils affectionnent. Cette céréale est dans tous les cas 4 fois plus cher que le millet provenant du sud, ce qui en fait une denrée réservée à une classe sociale élevée, sans véritable production locale et donc importée, même si des jardins à proximité de la ville auraient pu cultiver en partie cette céréale comme Al Bakri nous le rapporte pour Awdaghost (Cuoq 1975).

    Il y a beaucoup de scorpions à Tacaddâ ; ces insectes venimeux tuent les enfants qui n’ont pas encore atteint l’âge de puberté, mais il est rare qu’ils tuent les hommes adultes. Pendant que j’étais dans cette ville, un fils du cheikh Sa’id, fils d’Aly, fut piqué un matin par les scorpions ; il mourut sur l’heure, et j’assistai à ses funérailles. Les habitants de Tacaddâ n’ont point d’autre occupation que celle du commerce ; ils font tous les ans un voyage en Égypte, d’où ils importent dans leur pays de belles étoffes, etc. Cette population de Tacaddâ vit dans l’aisance et la richesse ; elle est fière de posséder un grand nombre d’esclaves des deux sexes ; il en est ainsi des habitants de Mâlli et d’Îouâlâten. Il arrive bien rarement que ces gens de Tacaddâ vendent les femmes esclaves qui sont instruites ; et quand cela a lieu, c’est à un très haut prix.

    Pour Ibn Battûta, les habitants de Tacaddâ sont essentiellement des commerçants, tout au moins la classe dirigeante de cette cité qui a les moyens de faire une caravane annuelle, ce qui développe la richesse de ce nœud caravanier. Cette richesse ne peut venir que de 2 sources de revenus, les caravanes commerciales bien sur et le cuivre qui jusqu’à l’époque d’Ibn Battûta vaut presque autant que de l’or comme le rapporte Al Umari au début du XIVè siècle (Cuoq 1975). La relation à l’Égypte semble étroite et fréquente, annuellement au moins une grande caravane fait la traversée par le Sahara central. Est-ce par Ghadâmès ou directement de Ghât/Djanet par le Fezzan et les oasis libyennes, on ne le sais pas mais il est très probable que les deux voies furent utilisées selon les types de marchandises, les pèlerins allant directement à l’Égypte, les Ghadâmésiens devant bifurquer par leur ville natale.

    « Il en est ainsi des habitants de Mâlli et Îouâlâten » nous précise bien que la ville de Tacaddâ n’est en fait qu’un prolongement de ces deux consœurs sahéliennes plus anciennes et plus prestigieuses que notre centre minier de l’Ighazer, qui suggère bien une continuité culturelle de Îouâlâten à Tacaddâ, et donc une appartenance à une entité économique similaire, faisant de Tacaddâ un de ces centres urbains à la sortie du Sahara dispatchant les marchandises et les hommes à travers le sahel et le soudan.

    Les habitants de Tacaddâ possèdent en outre beaucoup d’esclaves dont certaines femmes sont instruites. Ibn Battûta ne nous dit pas ce qu’est l’instruction qu’elles reçoivent, mais l’anecdote qui suit suggère que c’est un asservissement sexuel.

    Anecdote

    En arrivant à Tacaddâ, je désirai acheter une fille esclave instruite ; mais je ne la trouvai pas. Plus tard, le juge Abou Ibrahim m’en envoya une, appartenant à un de ses compagnons ; je l’achetai pour vingt-cinq ducats ; puis le maître de l’esclave se repentit de l’avoir vendue, et me demanda la résiliation du contrat. Je lui répondis : « Si tu peux m’indiquer une autre esclave de ce genre, je résilierai le marché. » Il me fit connaître une esclave d’Aly Aghioûl, de cet Africain de Tâdéla qui ne voulut se charger d’aucune partie de mes effets lorsque ma chamelle s’abattit, et qui refusa de l’eau à mon jeune esclave souffrant de la soif. J’achetai cette esclave, qui valait mieux encore que la précédente, et j’annulai le contrat avec le premier vendeur. Cet Africain regretta aussi d’avoir cédé son esclave ; il désira casser le marché et il insista beaucoup sur cela auprès de moi. Je refusai, pour lui donner la récompense que méritait sa mauvaise conduite à mon égard, et peu s’en fallut qu’il ne devînt fou ou qu’il ne mourût de chagrin. Cependant, je me décidai plus tard à lui accorder la résiliation du contrat.


    De la mine de cuivre

    La mine de cuivre se trouve au-dehors de Tacaddâ. On creuse dans le sol, et l’on amène le minerai dans la ville, pour le fondre dans les maisons. Cette besogne est faite par les esclaves des deux sexes. Une fois que l’on a obtenu le cuivre rouge, on le réduit en barres longues d’un empan et demi, les unes minces, les autres épaisses. Quatre cents de celles-ci valent un ducat d’or ; six cents ou sept cents de celles-là valent aussi un ducat d’or. Ces barres servent de moyen d’échange, en place de monnaie : avec les minces, on achète la viande et le bois à brûler ; avec celles qui sont épaisses, on se procure les esclaves mâles et femelles, le millet, le beurre et le froment.

    A Tacaddâ, la monnaie principale n’est ni l’or ni le cauris, mais c’est la rente de cette ville qui fait office de monnaie, le cuivre. Ce cuivre est extrait du sol, et non d’une mine, à proximité de Tacaddâ. Cela coïncide bien avec les structures géologique en place, ou la couche métallique affleure par endroit, siège de l’extraction de surface de ce cuivre. Certains auraient repéré une mine sur le montagne Azuza, à 13km au nord-est d’Azelik/Tacaddâ (Lombard et Mauny 1954), mais les recherches archéologiques des années 80 n’en on pas retrouvé la trace (Bernus et Cressier 1992). Ce sont les esclaves qui font le dur labeur et ramène le minerai en ville pour qu’il soit affiné et moulé en barres minces et épaisses.

    Un siècle plus tard, le génois Malfante évoque le commerce du cuivre au Touat, importé depuis la Grèce et allant jusque vers le pays des « al Sùdan ». Il est assez curieux que sa description des usages de cette monnaie correspondent très bien à celle de Ibn Battûta : « Pour eux (les noirs), le cuivre servait de monnaie : avec les lamelles de cuivre, ils achetaient de la viande et du bois ; avec les barres et les lingots, ils se procuraient des esclaves ou du blé » (De la Roncière 1918). D’évidence, Malfante a repris le récit d’Ibn Battûta en y ajoutant une différence sur les types de monnaie, lamelles, barres et lingots.

    On exporte le cuivre de Tacaddâ à la ville de Coûber, située dans la contrée des nègres infidèles ; on l’exporte aussi à Zaghâï et au pays de Bernoû. Ce dernier se trouve à quarante jours de distance de Tacaddâ, et ses habitants sont musulmans ; ils ont un roi nommé Idrîs, qui ne se montre jamais au peuple, et qui ne parle pas aux gens, si ce n’est derrière un rideau. C’est de Bernoû que l’on amène, dans les différentes contrées, les belles esclaves, les eunuques et les étoffes teintes avec le safran. Enfin, de Tacaddâ l’on exporte également le cuivre à Djeoudjéouah, dans le pays des Moûrtébôun, etc.

    Le commerce de ce métal se fait principalement avec des contrées du Soudan. En premier lieu Coûber, le Gobir dont les Gobirawa à cette époque occupent encore l’Ighazer et le sud-ouest de l’Aïr avec d’autres populations hausaphones comme les Azna, Katsénawa et autres Tazarawa (Hamani 1989). Il y a donc des relations facilitantes avec ce pays que la Reine Tawa, courant du XIIè siècle, a organisé en un « état » s’étendant de l’Aïr jusque vers la région de Maradi (Hama 1967). Les « nègres infidèles » étant l’ensemble des populations hausaphones non encore islamisées au sud du Niger actuel. D’ailleurs, Ibn Battûta nous rapporte une information importante dans son récit sur la Chine avec la présence d’un notable Massufa au Gobir (Cuoq 1975), signalant que les Massufa et les Gobirawa sont bien en lien.

    Des relations commerciales existent aussi avec le bassin du Lac Tchad vers Zaghaï, peut être une ville des Zaghawa, et le Bornou influant en Aïr, le cuivre servant entre autre à l’échange d’esclaves « instruites » et d’étoffes de cette contrée. Makdisi nous rapporte que les eunuques noirs viennent des pays des Zaghal et des Zaghawa et Ibn Khaldun identifie bien les Takrur, qu’il place entre Mali et Bornou, aux Zaghaï et nous confirme bien que ce sont des Zaghawa (Cuoq 1975). On n’oublie pas quand même que Takrur et Zaghawa ont aussi été utilisés par certains auteurs comme des termes génériques pour désigner un pays des noirs et les premières populations noires ou métissées en contact avec les berbères.

    Le pays des Moûrtébôun peut être Martaba qui signifie les honorables, les divins, ici sans doute en référence à des gens islamisés en opposition aux hausaphones. Al Safa à la fin du Xè siècle nous place les Martaba dans une énumération de tribus qui semble les mettre proches de Bawai ou Zaghaï, des berbères, et surtout dans le premier climat pour l'Afrique, ils sont généralement noirs. Pour la ville de Djeoudjéouah une hypothèse a été émise sur une ville Djadja au Soudan actuel, mais il est douteux qu’elle ne soit pas reliée avec Zaghaï et le Bornou et Ibn Saïd place le Djadja à l’ouest du Lac Tchad en faisant un royaume prospère et fertile sous domination du Kanem mais indépendant, ce qui rejoint mieux l’hypothèse de la ville ancienne de Djadjidouna et le pays de Mourteboun entre Aïr et Bornou déjà émise par Hamani (Hamani 1989). Il faut dire que la ville est connue pour avoir surtout était une étape du commerce transsaharien nord-sud à partir du XVè siècle, reliant Tripoli à Kano/Katsina, avec une communauté de Lybiens installée sur place encore au XXè siècle, mais on peut penser que cette ville participa aussi au commerce est-ouest dont on en a une moins bonne connaissance.

    Enfin, pour d’autres, Djeoudjéouah est surtout le nom de Gao, la ville ou Ibn Battûta aurait séjourné un mois durant avant Tacâdda. Il est donc curieux qu’il ne réemploi pas le nom de Caoucaou déjà présent dans son récit, peut être dû au fait là aussi d’un informateur différent. Le pays des Moûrtébôun, correspondrait alors potentiellement aux gens de Tademekkat bien plus islamisés que ceux de Tacaddâ, dénommés ainsi Moûrtébôun. Mais nous pourrions aussi chercher plus à l’ouest vers le pays de Niani où selon Al Umari Mansa Mussa y faisait venir le cuivre quelques années plus tôt, même s’il n’est pas établi que ce soit de Tacaddâ (Cuoq 1975).


    Du sultan de Tacaddâ

    Lors de mon séjour à Tacaddâ, les personnages que je vais nommer se rendirent chez le sultan, un Berber appelé Izâr, et qui se trouvait à ce moment-là à une journée de distance de la ville. C’étaient : le juge Abou Ibrahim ; le prédicateur Mohammed ; le professeur Abou Hafs ; le cheikh Sa’id, fils d’Aly. Un différend s’était élevé entre Izar, le sultan de Tacaddâ, et entre le Tacarcary, qui est aussi un des sultans des Berbères. Ces quatre personnages allaient auprès d’Izâr pour arranger l’affaire, et mettre la paix entre les deux souverains.

    Le Sultan de Tacaddâ se trouve à une journée de la ville, ce pourrait donc être quelque part dans un rayon de 30 km autour de la cité minière. Seul Fagoshia est un établissement contemporain à Tacaddâ qui possède un seul bâtiment, sans doute une mosquée (Bernus et Cressier 1992). On y retrouve aussi quelques céramiques tournées qui dénotent une certaine richesse de ceux qui s’y établirent. Fagoshia, 35 km au sud de Tacaddâ est par ailleurs situé à l’embranchement des routes d’Agadez et d’In Gall, faisant de ce lieu une importance stratégique pour contrôler la plaine et le reste du territoire jusqu’aux falaises de Tiguidit. Il pourrait ainsi s’agir de la résidence estivale du Sultan Izar, vivant sous la tente autour d’une unique mosquée.

    Izar n’est peut être pas le nom du Sultan, mais serait plutôt un qualificatif. Le Père de Foucauld dans son dictionnaire nous parle d’un terme désignant « le premier d’entre nous », c’est à dire celui qui précède tous les autres (Foucauld 1952). Un terme générique pour désigner un Sultan ne le rattache à aucune tribu, les Aménokal ayant souvent un nom de chef en relation avec leur tribu comme le Tacarcary pour les Kel Tacarcar. Dans sa description de l’Afrique, Léon l’Africain nomme également le roi de Tombouctou Chizar (Schefer 1898), information qui reparaît dans les itinéraires transsaharien du début du XIXè siècle (Walckenaer 1821). Si nous sommes en possession d’une information de seconde main, comme pour Bardâmah qui désigne de manière générique les Touareg nobles, ce peut être aussi un terme générique, celui qui porte l’Izar, un vêtement de chef. Al Idrissi nous rapportant que les gens distingués de Kawkaw et les notables portent l'Izar (Cuoq 1975).

    Ibn Battûta nous donne la liste des 4 personnages les plus importants de la ville qui administrent Tacaddâ, organisation qui semble similaire aux villes sahéliennes du Mâlli : un prédicateur, un juge, un professeur et le chef des commerçants. Est-ce la réalité de Tacaddâ ou plutôt la réalité vu du Maroc ? La questions e pose si l’on considère que Ibn Battûta rapporte des informations de seconde main.

    Un différend oppose le Sultan Izar à un autre Sultan, le Tacarcary, très vraisemblablement le chef des Kel Tacarcar, c’est un Amenokal et donc un chef de guerre Touareg. Les 4 personnages vont ainsi parlementer avec le Sultan pour régler le problème. On peut supposer que l’affaire est importante car pour mobiliser toute la haute classe sociale de la ville, ce n’est sûrement pas pour une petite affaire de voisinage. J’y reviendrais dans la discussion finale, mais il semble que nous devons voir dans le Sultan Tacarcary un personnage de la confédération des Kel Ajjer, plutôt qu’un simple chef de tribu local qui ne mobiliserait sans doute pas l’attention de toute la ville commerçante.

    Je désirai connaître le sultan de Tacaddâ ; en conséquence, je louai un guide, et me dirigeai vers ce monarque. Les personnages déjà nommés l’informèrent de mon arrivée, et il vint me voir, monté sur un cheval, mais sans selle : tel est l’usage de ce peuple. En place de selle, le sultan avait un superbe tapis rouge. Il portait un manteau, des caleçons et un turban, le tout de couleur bleue. Les fils de sa sœur l’accompagnaient, et ce sont eux qui hériteront de son royaume. Nous nous levâmes à son approche, et lui touchâmes la main ; il s’informa de mon état, de mon arrivée, et on l’instruisit sur tout cela.

    La succession matrilinéaire chez les Touareg est évidente à cette époque, il n’est donc pas étonnant qu’elle soit en vigueur au XIVè siècle chez les Touareg de l’Ighazer. Le roi des berbères voilés de Tademekka était vêtu d’un turban rouge, d’une chemise jaune et d’un pantalon bleu (Monteil 1968).

    Le sultan me fit loger dans une des tentes des Yénâthiboûn, qui sont comme les domestiques dans notre pays. Il m’envoya un mouton entier rôti à la broche, et une coupe de lait de vache. La tente de sa mère et de sa sœur était dans notre voisinage ; ces deux princesses vinrent nous voir et nous saluer. Sa mère nous avait fait apporter du lait frais après la prière de la nuit close : c’est le moment où l’on a ici l’habitude de traire les bestiaux. Les indigènes boivent le lait à cette heure, ainsi que de bon matin. Quant au blé ou au pain, ils ne le mangent ni ne le connaissent. Je restai dans cet endroit six jours, pendant lesquels le sultan me régalait de deux béliers rôtis, le matin et le soir. Il me fit présent d’un chameau femelle et de dix ducats d’or. Je pris congé de ce souverain et retournai à Tacaddâ.

    Ibn Battûta a vu le Sultan, sa famille mais ne nous dit strictement rien sur le personnage, il est étonnant qu’il ne rapporte pas même une anecdote ! Il est tout aussi curieux qu’il ne se plaigne pas de loger parmi les domestiques du Sultan qui dans la traduction de Cuoq sont noirs, ce qui n’est pas le cas de la traduction de Defremety et Sanguinetti. Le terme employé par Ibn Battûta est al-waçfân, qui est un pluriel irrégulier du terme 'waçîf' ou un autre de la même racine qui définit la qualité, la propriété et aussi la description, la louange d'une chose. Waçîf et d'autres formes désignent par extension un serviteur, un domestique, mais il n'est pas question de "noir" (Simon Pierre, communication personnelle). Il pourrait donc s’agir de domestiques blancs, ce qui explique que notre globe trotter n’en soit pas dérangé, au service du Sultan et qui remplissent sans doute une fonction de prestige, telle l’écriture ou la fonction religieuse.


    De l’ordre auguste que je reçus de la part de mon souverain

    Quand je fus retourné à Tacaddâ, je vis arriver l’esclave du pèlerin Mohammed, fils de Sa’id Assidjilmâçy, portant un ordre de notre maître, le commandant des fidèles, le défenseur de la religion, l’homme qui se confie entièrement dans le Seigneur des mondes (Abou Inân). Cet ordre m’enjoignait de me rendre dans son illustre capitale ; je le baisai avec respect, et je m’y conformai à l’instant. J’achetai donc deux chameaux de selle, que je payai trente-sept ducats et un tiers, me préparant à partir pour Taouât. Je pris des provisions pour soixante et dix nuits ; car on ne trouve point de blé entre Tacaddâ et Taouât. Tout ce que l’on peut se procurer, c’est de la viande, du lait aigre et du beurre, que l’on achète avec des étoffes.
    Je sortis de Tacaddâ le jeudi onze du mois de chaban de l’année cinquante-quatre (754 de l’hégire = 12 septembre 1353 de J. C.), en compagnie d’une caravane considérable, où se trouvait Djafar de Taouât, un des hommes distingués. Il y avait avec nous le jurisconsulte Mohammed, fils d’Abd Allah, juge à Tacaddâ. La caravane renfermait environ six cents filles esclaves. Nous arrivâmes à Câhor qui fait partie des domaines du sultan Carcary : c’est un endroit riche en herbages, et où les marchands achètent, des Berbères, les moutons, dont ils coupent les chairs en lanières pour les faire ensuite sécher. Les gens de Taouât importent ces viandes dans leur pays.
    Puis nous entrâmes dans un désert sans habitations, sans culture, sans eau, et de la longueur de trois jours de marche ; après cela, nous voyageâmes quinze journées dans un autre désert sans culture aussi, mais offrant de l’eau. Nous atteignîmes le point où se séparent le chemin de Ghât, qui conduit en Égypte, et celui de Taouât. Il y a là des puits, ou amas d’eau qui traverse du fer ; lorsqu’on lave avec cette eau une étoffe blanche, la couleur de l’étoffe devient noire.
    Nous marchâmes encore dix jours, et arrivâmes au pays des Haccâr, ou Haggâr, qui sont une tribu de Berbères, portant un voile sur la figure ; il y a peu de bien à en dire : ce sont des vauriens. Un de leurs chefs vint à notre rencontre, et arrêta la caravane, jusqu’à ce qu’on se fût engagé à lui donner des étoffes et autres choses. Ce fut pendant le mois de ramadhan que nous entrâmes dans le territoire des Haccâr ; à cette époque de l’année, ils ne font pas d’incursions en pays ennemi, et n’empêchent point les caravanes de passer. Leurs voleurs mêmes, s’ils trouvent quelque objet sur la route durant le mois de ramadhan, ne le ramassent pas. C’est ainsi qu’agissent tous les Berbères qui habitent sur ce chemin. Pendant un mois nous voyageâmes dans la contrée des Haccâr ; elle a peu de plantes, beaucoup de pierres, et sa route est scabreuse. Le jour de la fête de la Rupture du jeûne, nous arrivâmes dans un pays de Berbères porteurs de ce voile qui recouvre le bas du visage, à la manière de ceux que nous venions de quitter. Ils nous donnèrent des nouvelles de notre patrie ; ils nous apprirent que les fils ou la tribu de Kharâdj, ainsi que le fils de Yaghmoûr, s’étaient révoltés, et qu’ils résidaient alors à Téçâbît, dans le pays de Taouât. Les hommes de la caravane furent remplis de crainte quand ils entendirent ces récits.

    La caravane impressionnante qu’Ibn Battûta va suivre est une caravane de passage en provenance du Bornou où les filles esclaves sont réputées. Câhor semble être une zone plutôt qu’un point de passage dans le territoire des Kel Tacarcar, riche en herbage, peut être Schouwia thebaïca à cette latitude, que Hamani traduit par Kahir/Kayar (Hamani 1989), et précise que c’est une coquille du scribe qui fait le déformation avec Ayar. On peut alors penser que la caravane file plein nord vers le puits d’In Azaoua, seul puits suffisamment abondant en eau pour une caravane entre Aïr et Hoggar et point de séparation d’avec la route de Ghât. Cela irait donc dans le sens d’un positionnement des Kel Tacarcar au nord de l’Aïr. A In Azaoua, deux routes se séparent vers Ghat et In Salah (Jean Lt 1909). La couleur noire qui décolore les tissus blanc et probablement une marne ("takuta") des fonds des mares qui sont employées dans la fabrication de la couleur noire pour le cuir et l'encre (Nicolas 1938).

    Pour rejoindre le Touat en passant par In Azoua, il y a environ 1500 km, à raison de 21 km par jour, cela fait les 70 jours de provisions dont Ibn Battûta se charge au départ de Tacaddâ. Pour Mauny, Ibn Battûta passe par In Azaoua, coupe la route de Ghât, puis par l’ouest de l’Ahaggar enfin Hassi Meniet et Akabli avant le Touat (Mauny 1961). A la vitesse de 21 km par jour, ce qui semble raisonnable, les durées des étapes menant à Tacaddâ sont le suivantes :

    Ville
    Gao
    Tademekka
    Bornou
    Ghadâmès
    Touat
    km 750 500 800 1400 1500
    jour 36 24 38 67 71

    Dans l’Ahaggar Ibn Battûta s’attache à décrire le port du voile sur le bas du visage des berbères. Est-ce à dire que tous les porteurs du voile ne le portent pas sur la bouche comme cela se fait aujourd’hui chez les Touareg, mais pas forcément chez les Songhay ou Peulh ? Il est étonnant que cette remarque ne viennent qu’en fin de voyage alors que tous les Touareg du Sahara central pratique ce port du voile, ainsi que les Sanhadja du Sahara occidental. Dans tous les cas, la vie des Kel Ahaggar semble être assez misérable, seul le harcèlement des caravanes les occupent.

    Ensuite nous arrivâmes à Boûda, un des principaux villages, de Taouât ; son territoire consiste en sables et en terrains salés. Il y a ici beaucoup de dattes, mais elles ne sont pas bonnes ; cependant, les gens de Boûda les préfèrent à celles de Sidjilmâçah. Le pays de Boûda ne fournit ni grains, ni beurre, ni huile d’olive ; ces denrées y sont importées des contrées du Maghreb. Les habitants se nourrissent de dattes et de sauterelles ; ces insectes y sont aussi en grande abondance ; ils les emmagasinent comme on le pratique avec les dattes, et s’en servent pour aliments. La chasse des sauterelles se fait avant le lever du soleil, car alors le froid les engourdit et les empêche de s’envoler.
    Après avoir demeuré quelques jours à Boûda, nous partîmes avec une caravane, et arrivâmes à Sidjilmâçah au milieu du mois de dhoû’lka’dah. Je sortis de cette ville le second jour du mois de dhou’lhiddjeh (de l’année 754 de l’hégire ou à la fin de décembre 1353 de J. C.) ; c’était au moment d’un grand froid, et la route était remplie de neige. J’avais vu dans mes voyages des chemins difficiles, ainsi que beaucoup de neige, à Boukhara, à Samarkand, dans le Khoraçan et les pays des Turcs ; mais je n’avais pas connu de route plus scabreuse que celle d’Oumm Djonaïbah, La nuit qui précède la fête des Sacrifices, nous atteignîmes Dâr Atthama’ ; j’y restai le jour de la fête, et partis le lendemain.
    Enfin j’entrai dans la capital Fez, résidence de notre maître le commandant des fidèles (que Dieu l’assiste !) ; je baisai sa main auguste, j’eus le bonheur de voir son visage béni, et je demeurai sous la protection de ses bienfaits, après un très long voyage. Que le Dieu très haut le récompense pour les nombreuses faveurs qu’il m’a accordées et pour ses grâces généreuses ! Que le Très Haut prolonge ses jours et réjouisse les musulmans par la longue durée de son existence !


    Le cadre géographique et humain

    Dans cette lecture du récit d’Ibn Battûta, il est relevé plusieurs indices qui font penser que le voyageur n’a peut être pas passé réellement en Ighazer et dans la ville de Tacaddâ en particulier, mais a utilisé des informations de seconde main. Les informations ayant un caractère douteux venant de la part d’un tel globe-trotter aguerri au voyage ou à leur narration peuvent appartenir à plusieurs registres : celles qui arrivent assez tard dans le récit, comme les cauris, le port du voile, celles qui généralisent un fait mal positionné dans son contexte comme les pierres rouges, le goût altéré de l’eau, ou encore des utilisations de terme générique reflétant plutôt la non appartenance des informateurs au contexte de la région, Bardâmah et Izar en particulier. Néanmoins, le récit d’Ibn Battûta, qui est le seul que nous ayons pour cette région à cette époque, nous apporte des informations importantes sur le cadre géographique et humain autour de Tacaddâ.

    des Bardâmah

    La première mention faite par Ibn Battûta des Bardâmah se situe avant son arrivée à Îouâlâten-Oualata, ils font partis avec les Messufa des porteurs d’eau qui viennent ravitailler la caravane. A ce moment là, notre narrateur fait bien la différence entre ces porteurs du litham qui appartiennent à des tribus différentes. Ainsi, le domaine des Bardâmah commence a minima à Îouâlâten et il se continu en limite du désert jusque vers Caoucaou-Gao. C’est un domaine qui apparaît sécurisé pour les Bardâmah ainsi que les caravanes, les Bardâmah y laissant voyager leur femmes mariées sans craintes.

    Ibn Battûta en quittant Caoucaou entre dans un nouveau domaine qui échappe très vraisemblablement à la domination des Messufa, qui appartient sans doute aux Bardâmah mais qui n’y font pas régner la sécurité comme les Messufa peuvent le faire sur la voie de l’ouest. Cela signifie donc qu’en partant vers l’Azawagh, les Messufa ne sont plus tout à fait chez eux et que Tacâdda bien que sous l’emprise des Touareg (Tacaddâ a un Sultan) n’est pas une contrée aussi familière que cela pour ces guides incontournables sur la voie Sidjilmassa-Oualata. Ainsi le rayonnement des Bardâmah serait à positionner entre Gao et Oualata, au dessus de la boucle du Niger et certainement englobant Tademekka au nord de Gao, dans une zone qui pour eux est « sécurisée », mais aussi dans l’Azawagh en direction de l’Aïr dans une zone « non sécurisée » ce qui somme toute confirme que de Îouâlâten à Tacaddâ les Messufa et les Bardâmah sont les dépositaires des circulations et que l’influence des Messufa sur le pays semble néanmoins décroître d’ouest en est, alors que celle des Bardâmah se renforcerait. Il y a peut être même un changement de suzeraineté sur le territoire, après Caoucaou ce sont les Bardâmah qui semble dominer la zone, entre Îouâlâten et Caoucaou ce sont les Messufa qui dominent, même si dans ces deux domaines chaque tribu s’interpénètre. On doit donc considérer qu’à cette époque les Messufa sont toujours des Sanhadja en Ighazer et non encore complètement inféodés aux Touareg.

    Si la zone n’est pas sécurisée cela est fort probablement dû aux migrations régulières qui ont lieu en Ighazer depuis les Ifoghas et l’Ahaggar et en Aïr depuis les Ajjer et le Fezzan, créant ainsi une zone somme toute difficile à diriger depuis au moins les XIè et XIIè siècle. Le point d’orgue de cette instabilité sera la création du Sultanat de l’Ayar censé mettre fin aux conflits incessants entre tribus de la plaine et de la montagne.

    De la même manière, l’emprise de l’empire du Mâlli ne devait pas dépasser la zone sécurisée des Messufa/Bardâmah et Caoucaou, conférant également aux Messufa un statut privilégié de maintient de l’ordre et de la paix dans cette bande sahélienne matérialisée par leur présence à la cour des Mansa. Les Messufa sont néanmoins présents à Tacaddâ, Ibn Battûta y étant reçu par Dja’far, fils de Mohammed Almessoûfy. Ils sont même présents au Gobir dans les cités relais du commerce, ce qui tend à montrer qu’au XIVè siècle, l’influence du Mâlli sur l’ouest de l’Aïr se fait à travers les Messufa et essentiellement dans les villes qui se trouvent sur les voies caravanières comme Tacaddâ, reproduisant ainsi le schéma organisationnelle des autres villes sahéliennes avec un cadi, un prédicateur, un cheick. Il n’est toutefois pas fait mention d’un percepteur des impôts qui semble indiquer la faible influence du Mali sur cette ville. Ce schéma organisationnel semble assez similaire à celui que l’on trouve à Tombouctou, où ce n’est pas le représentant de l’empereur, le Tombouctou Koï qui dirige la ville, mais le Cadi de part son éminence et surtout le soutien qu’il a des Immaqqasharan, Touareg probablement messoufites qui administrent la ville depuis la brousse à l’instar d’Izar à Takadda (Dédé 2015).

    des Baghama

    En 1154 Al Idrissi écrit : « Les Baghama sont des berbères, des nomades qui ne se fixent dans aucun lieu. Ils font paître leurs chameaux sur la rive d’un fleuve qui vient du côté de l’orient et se déversent dans le Nil [le Niger]. Il y a chez eux beaucoup de lait, ils en font leur nourriture. » Pour Maspero, les Baghama d’Idrisi doivent être les Bardâmah d’Ibn Battûta : ils correspondent aux Touareg vivant dans le Gao, le nord du Mâlli actuel, ceux de la Mauritanie étant nommés Messufa par l’auteur » (Maspero 1982).

    Les Bardâmah sont probablement les Baghama d’Al Idrisi, ce sont des tribus touarègues nobles qui élèvent des chameaux. Al Idrisi, repris sans doute par Ibn Saïd, en fait des berbères noirs qui font paître leurs chameaux auprès du grand fleuve. Il est probable que ce soit plutôt les imghad ou iklan des Baghama qui font paître les animaux de leur suzerain, d’où la négritude de ces derniers. Selon les auteurs on peut les placer entre Tombouctou et Gao ou entre Gao et Kugha et Ibn Battûta, si l’on admet l’égalité Bardâmah - Baghama, les places très nettement à l’est de Caoucaou, ce qui leur fait un domaine de présence cohérent et très étendue de Îouâlâten à Tacaddâ en passant par Tadmekka autre étape caravanière d’importance pour l’accès à l’Ifriqyia.

    Henri Lhote fait des Baghama un nom usuel d’origine songhay pour désigner les touareg aristocratiques ou Imajeren (Lhote 1955). On le voit là aussi, l’origine « sùdan » du mot ne paraît pas faire beaucoup d’ambiguïté et rapproche un peu plus les Bardâmah des Baghama. Al Idrisi nous donne également un indice de géographie en mentionnant une distance entre les Baghama et la montagne Askar, c’est à dire le Hoggar/Ajjer qui se situe au carrefour entre Ifoghas, Ajjer, Fezzan et Aïr, de 20 étapes ce qui reste tout de même assez cohérent avec une présence des Bardâmah-Baghama en Azawagh, Tamesna et Ifoghas.

    de la tente

    La tente décrite par Ibn Battūta apparaît comme une tente transitoire de l’évolution de l’habitat des Touareg dans cette région, où l’on passe d’une tente en peau vers la tente en natte ou en branchage. La tente touarègue à une base quadrilatère curviligne dont les quatre piquets marqueraient les angles, au sud-est, au sud-ouest, au nord-ouest et au nord-est, mais les Touareg en parlent comme d’un cercle (Casajus). On notera également que l’on trouve une autre tente nommée « tejira » faite de 4 piquets surmontés d’une couverture en tissu, le plus souvent à l’intérieur des concessions urbaines, mais aussi en brousse pour abriter les ustensiles divers de la cuisine. Ces tentes sont peut être aussi des tentes saisonnières qui sont faites lors de migrations estivales (Bernus 1981). En 1850, Heinrich Barth nos rapportait aussi une tente mixte d’un village des Kel Tagama au sud de l’Aïr dont le village se composaient de huttes où les parois étaient faites de nattes fixées sur une charpente de branches, et le toit, de peaux de bêtes (Barth 1863).

    Dans tous les cas, cette tente semble bien marquer l’entrée d’Ibn Battūta dans le domaine des Touareg à tente en nattes, qui ne paraissent pas ailleurs dans les pays traversés par le voyageur qui, comme dit plus haut, s’étend sur tout l’Azawagh jusqu’au piémont de l’Aïr et donc englobe l’Ighazer et le territoire du Sultan Izar. Cela impose la présence de la tente en nattes au moins dès le XIVè siècle entre Aïr et Ifoghas.

    de Tacaddâ

    La ville de Tacaddâ est prospère et ressemble aux autres villes sahéliennes médiévales, étapes du commerce entre Afrique du nord et Sùdan. Il n’y a pas dans la description d’Ibn Battūta de classes intermédiaires, où d’autres noms de tribus qui pourraient poser un peu plus le contexte humain. On peut toutefois y adjoindre un groupe de forgerons qui réalisent l’affinage du cuivre dans les maisons de la ville. Les fonctions des personnages décrits sont connues dans l’Afrique médiévale, mais il est alors difficile de savoir si ce fut véritablement l’organisation de la ville, où une construction à distance du modèle connu de cette époque. Au regard de la description d‘Ibn Battūta, nous serions devant une ville de blanc qui possède beaucoup d’esclaves pour les basses besognes quotidiennes et l’extraction de la rente minière. Mais où est la ville duale ? Ibn Battūta décrit en fait la partie commerçante de la ville, puisque comme toutes les villes sahéliennes de cette époque, elle doit être composée de plusieurs entités. L’archéologie d’ailleurs, révèle aussi d’autres entités urbaines, comme Bangu Béri, Tadraght et Gélélé qui composent une pentapole (Bernus et Cressier 1992), et, on l’a vu plus haut, Tegidda n’Tesemt existe peut-être. Le Sultan n’habite pas la ville commerçante, mais est installé en brousse, selon les us des Touareg, peut être à Fagoshia.

    du Sultan Izar

    Le domaine est dirigé par un Sultan, Izar, qui nomadise aux alentours de Tacaddâ pour en maîtriser les échanges commerciaux, mais est aussi en conflit sûrement régulier avec d’autres tribus Touareg à l’instar des Kel Tacarcar. A la différence du pays des Bardâmah, il rayonne sur un territoire qui ne doit guère s’étendre au-delà de l’Ighazer, du sud de l’Aïr et des falaises de Tiguidit au sud.

    Izar était-il un Messufa ? S’il est assuré qu’il soit Touareg du fait de la descendance en succession matrilinéaire évoquée, aucune information ne permet de dire qu’il soit Messufa. Cela milite, dans l’idée d’une continuité du récit, pour que les berbères de Tacaddâ soient des Touareg habitant des tentes en nattes et donc déjà différenciés des Sanhadja Messufa de l’ouest. On peut donc admettre, qu’à cette époque, les Messufa et les Touareg sont une même lignée, mais néanmoins déjà différenciée territorialement plus que culturellement.

    des Yénâthiboûn

    Joseph Cuoq nous fait remarquer qu’Ibn Battûta ne se plaint pas de loger dans une tente de domestiques noirs, ce qui ne ressemble pas au caractère du personnage que l’on connaît (Cuoq 1975). Et pour cause, il semble que l’on ne soit pas en face de domestiques noirs, mais de domestiques al-waçfân, sans doute blancs, assignés à une tâche de plus haute valeur que celle des esclaves, à savoir servir une famille royale. Ce qui au passage dénote l’influence maghrébine sur la « cour » des berbères Touareg en Ighazer.

    Pour Ismaël Hamet, les tributaires portent, dans le Sahara central, différents noms ; les blancs sont selon les régions : lahma, zenaga ou anbath zenaga; ceux de couleur sont dits : atria et harathine. Il rapproche l’expression « el anbath zenaga » de ce passage où notre voyageur Ibn Battûta parlant de la réception que lui fit le Sultan de Tacaddâ qui le fit loger dans une tente de domestiques (Hamet 1911). Les Yénâthiboûn pourraient ainsi être des berbères blancs, tributaires du Sultan et peut être Zenaga. Les seules populations en Ighazer ayant un lien supposer ou des origines avec les Zenaga sont les Isheriffen Igdalen ou Attawari, réputés premiers berbères en Ighazer, et qui de tout temps dépendent directement du Sultan d’Agadez, ce qui est toujours le cas.

    Djibo Hamani rapproche le terme Yénâthiboûn étymologiquement à Inataban, mais en fait des Inesfaden qui sont des artisans ayant un rôle de valet auprès des chefs de confédérations Touareg (Echard 1983 ; Hamani 1989). Inataban nous semble important également a y prêter une attention puisque cette tribu fait partie des Kel Tamoulaït de Tombouctou qui étaient un groupe issu des Tademekkat et qui comprenait des fractions noires et blanches dont les Inataban (Hureiki 2003), ce qui nous rapproche de la vision d'Ismaël Hamet de domestiques blancs, qui plus est seraient Isheriffen comme les Igdalen, renforçant le lien entre Tademekkat et Tigidda, mais aussi accréditant un peu plus l’hypothèse qu’Izar a des domestiques blancs possiblement berbères et Isheriffen.

    Les Igdalen ont une tribu vassale qui partage leur langue, les Iberogan. Ils sont considérés comme des Igdalen de "seconde classe", de couleur plus foncée, mais avec un statut d'hommes libres. Ils ont eux-mêmes des "serviteurs de tente" appelés Beyna si c'est un homme, Tamu si c'est une femme (Beltrami 1983). Cette pratique de posséder des valets, à différencier des esclaves, semblent bien liée aux Igdalen et peut être de manière plus large aux Isheriffen. Elle est à mettre en relation avec le Maghreb et probablement le Maroc qui peut être une origine des Isheriffen de la boucle du Niger et de l’Azawagh, les Igdalen se réclamant Chorfa de Fez.

    On sait aujourd’hui que les Igdalen sont présents dans toute cette zone de manière assez dispersée. Ils sont très vraisemblablement les premiers berbères de la zone, mais ne laisse que très peu de trace dans l’histoire. Les Yénâthiboûn peuvent en être une de ces traces, ce sont alors des domestiques pour Ibn Battûta, mais qui jouent peut être déjà un rôle d’Ineslemen, au service d’un Sultan très certainement peu au fait des choses de l’Islam et de l’écriture. Leur passé est encore très méconnu et sans véritable rôle apparent dans l’histoire des sociétés Touareg, présents avant Tacaddâ et aujourd’hui encore sous l’autorité direct d’un Sultan, celui de l’Ayar, ils ont traversé toute cette période historique jusqu’à nos jours sans armes et sont considérés comme pieux.

    des Kel Tacarcar

    Al Ya Qubi au IXè siècle cite des royaumes Sanhadja entre Maranda et Gao dont Dhkrkr (Cuoq 1975 ; Lewicki 1990), que Djibo Hamani rapproche de Tacarcar et Tagaraigarai, les gens du milieu, terme servant encore aujourd’hui à désigner les Ouelleminden (Hamani 1989). On pourrait donc les situer au nord de Maranda, possiblement rayonnant en Azawagh et Ighazer jusqu’aux piémonts de l’Aïr, c’est à dire à la place actuelle du Sultanat de Tigidda.

    Certains situent les Kel Takarkar à l’ouest de Tegidda n'Tesemt dans une zone de l’Azawagh qui possède des falaises nommées Takarkar. Takarkare étant un mot générique désignant les falaises en Tamasheq. On trouve donc des noms de lieux qui portent ce toponyme comme Takarkare au nord de l’Ader région de Tahoua, mais aussi au centre de l’Aïr, mais on peut se demander pourquoi les falaises de Tiguidit ne portent pas ce nom. On citera également Takarkori dans les Ajjer au sud-est de Ghât qui est un site d’occupation holocène et possiblement contemporain de Maranda, sur la voie commerciale entre Maranda et Ghadâmès. Ainsi l’on pourrait faire des Kel Takarkare des gens habitant des montagnes abruptes en général, les Ajjer apparaissant de loin comme une muraille continue de 100 mètres de haut, interrompue par quelques gorges étroites (Bahra 2013).

    Boube Gado évoque la possibilité de les rattacher au Dakarkari du Nigeria, matérialisant une relation supplémentaire entre Aïr et pays Hausa (Gado 1980). On peut ajouter qu’une rivière Takarkaré se trouve en Ader au sud de la ville de Tahoua. Cette hypothèse est difficile à suivre compte tenu que le Sultanat de Tacaddâ est en conflit avec un autre sultan des berbères donc impossible à cette époque à positionner en pays Hausa.

    On notera également une ressemblance avec la takarkart/tekarkart qui en Tamacheq est un élément de puisage de l’eau, ce qui positionnerait les Kel Tacarcar plutôt dans les oasis de l’Aïr, et peut être dans les Ajjer, dans tous les cas dans des zones à jardins irrigués. Bernus nous rapporte que la Takarkar est un élément récent en Aïr, probablement peu antérieur au XIXè, et que cette potence à puisette serait originaire du Sahara central Ahaggar et Fezzan très probablement (Bernus et al. 1986).

    Si l’on retient l’hypothèse que les Kel Tacarcar sont des gens des montagnes, cela exclu l’Azawagh pays des Bardamah/Baghama, et positionne ces berbères sur les montagnes voisines que sont l’Aïr, l’Ahaggar/Ajjer voir les Ifoghas. Je groupe volontairement l’Ahaggar et les Ajjer car si aujourd’hui ce sont des confédérations touarègues différentes, ce n’était pas encore le cas au début du deuxième millénaire. Pour les Ifoghas, les auteurs arabes ne nous donnent pas d’indice pour y positionner d’éventuels Kel Tacarcar, pas plus en Aïr ou l’on sait qu’à cette époque les populations touarègues investissent peu à peu le massif, sans coordination et donc sans chefferie suprême qui sera mise en place un siècle et demi après le voyage d’Ibn Battûta avec le Sultanat de l’Ayar.

    Ce sont les notables de notre comptoir commercial qui s’inquiète du différent entre les deux sultans et vont parlementer, c’est à dire faire les intermédiaires entre les deux souverains. Il me semble dès lors que ce ne soit pas une simple affaire de voisinage interne au royaume de Tigidda, mais un différent entre royaume de puissance somme toute équivalente ou dans tous les cas ayant des frontières communes. Le différent est alors soit lié au commerce et à la sécurité des marchandises sur la traversée des territoires des deux sultans, soit une problématique territoriale par exemple sur la consommation des pâturages, conflits qui nous sont rapportés notamment par Ibn Saïd et l’on sait que les Ahaggar notamment sont obligés de faire pâturer leur chameau en Tamesna, au nord du royaume de Tigidda. Ces derniers, selon Ibn Battûta, sont des vauriens qui ne doivent pas se faire prier pour attaquer quelques caravanes tout en allant faire paître leurs chameaux. Enfin, le différend peut être aussi plus politique compte tenu que la période voit se mettre en place en Aïr des populations touarègues en provenance du nord-est entraînant une instabilité politique importante pour le Sultanat de Tigidda. Dans toutes ces hypothèses le positionnement des Kel Tacarcar est à mettre sur les montagnes du Sahara central Ahaggar et Ajjer, voir le nord de l’Aïr. Le voyage retour d’Ibn Battuta nous signale que le territoire des Kel Tacarcar est atteint avant la route de séparation pour Ghât, soit avant In Azaoua. Cela militerait pour un positionnement au nord de l’Aïr, mais peut tout aussi bien être une extension du territoire des Ajjer, le royaume de Tigidda ne semblant pas aller très loin vers le nord et donc expliquer plus sûrement le différend entre Aménokal.

    Al Masudi en 967-6 cite deux listes de royaumes des sùdan : Zaghawa, Kawkaw, Karakir, Madidah, Maris, Mabras, Malana, Kumati, Duwila et Karma qui avaient chacun un roi et une résidence royale. Dans cette dernière liste, Cuoq annote Zawila pour Duwila et cite Pellet qui propose d'identifier Kurmati à Garamante et Karma à Djerma. Le plus grand des royaumes des sùdan est Karkar, beaucoup de royaume en dépendent (Cuoq 1975). Al Masudi, ou son copiste, fait ici la confusion Karkar avec Kawkaw, mais il reste dans sa liste Karakir et comme cette liste des royaumes semble s’intéresser plutôt aux royaumes berbères du Sahara central, sa confusion Karkar/Kawkaw n’est peut être pas si anodine que cela et pourrait révéler d’une présence effective des Takarkar dans ces massifs montagneux mais aussi au delà. Ainsi, pour Cuoq, Al Karkari serait l'ethnique de Karkar ou Girgir qui est une zone désertique s’appliquant aux massifs montagneux du Sahara central, il fait donc du Tacarcary un Sultan des Ajjer et le rapporte même aux Kel Agerager des Ajjer (Cuoq 1975). On notera d’ailleurs une montagne du nom d’Agerager dans le nord-est du massif de l’Aïr.

    Pour l’heure, j’englobe le pays des Haggâr qu’Ibn Battûta traverse à son retour, car ici il ne parle plus de Sultan mais d’un simple chef de tribu, peut-être indépendant mais très certainement en relation avec les tribus des Ajjer et donc possiblement sous domination plus ou mois lâche des Kel Tacarcar. De plus, il ne serait peut être pas aberrant de joindre au territoire des Kel Tacarcar le nord de l’Aïr.

    du commerce et du pèlerinage

    En échange des étoffes égyptiennes et autres verroteries, que pouvait offrir les gens de Tacaddâ ? Du cuivre ? Sans doute pas, car pas de demande de ce côté là du Sahara, mais plus certainement de l’or, des esclaves en provenance de la boucle du Niger et du Lac Tchad et sans doute aussi des productions végétales et animales du sud, de la forêt. Tacaddâ devait fonctionner comme un carrefour de plusieurs voies qui se lient pour plus de sécurité dans la traversée du désert. Ces caravanes étaient en provenance du Caoucaou, du pays Hausa à travers le Gobir et du Bornou. On sait que le Bornou est en relation étroite avec l’Ifriqyia, le Touat et sans doute le Maghreb en général (Cuoq 1975). Il est donc plus que probable que les marchandises dans le sens sud-nord n’avaient aucune rupture de charge à Tacaddâ mais se servait de la ville comme d’une simple étape sur leur trajet. Ceci est sans doute moins vrai pour les marchandises venus du pays Hausa en échange du cuivre très recherché pour les populations de la forêt.

    On n’oublie pas que Gao était également un port de départ pour le pèlerinage à la Mecque et qu’il devait donc transiter chaque année par Tacaddâ une foule de pèlerins. En profitant de cette caravane annuelle, les gens de Tacaddâ commerçaient avec l’Égypte. Tacaddâ se positionne ainsi à la croisée de 2 voies importantes de commerce, Gao-Egypte et Bornou-Maghreb. Gao offrait son or et sans doute celui extrait un peu plus au sud comme dans la vallée de la Sirba, le Bornou offrait surtout des esclaves dont ces femmes instruites et d’une grande beauté qui peuvent être les Nawaba qu’Al Idrissi située à l’est du Kanem Bornou et réputées en Égypte.

    du cuivre

    Si le commerce transsaharien apporte des revenus à cette ville grâce notamment à sa ressource en eau, la production in situ d’une rente comme le cuivre l’enrichie tout autant et lui donne un rayonnement et un attrait tout particulier. Le cuivre natif produit à Tacaddâ est minéralisé dans une couche d’argile dolomitique qui affleurent dans la plaine de l’Ighazer (Bernus et Cressier 1992). En guise de mine, il faut plutôt y voir une multitude de petits gisements qui peuvent affleurer jusque vers Tegidda n’Adrar, soit 80 km plus au sud, mais aussi le long des lignes de failles nord-est sud-ouest qui parcourent l’Ighazer. La mine n’est donc pas en dehors de la ville, elles est dans tout l’Ighazer. Ce sont les esclaves qui s’occupent du traitement du minerai et le rendent propre à l’affinage. On sait que deux étapes sont utilisées pour extraire le métal rouge, une phase de concassage broyage faite par des esclaves et une phase d’affinage qui se fait dans des ateliers à l’intérieur des maisons de la ville. Cette seconde phase est faite par les détenteurs d’un savoir-faire de forge qui signale donc la présence de forgerons dans la ville. L’archéologie a bien retrouvé ces atelier à Azelik (Bernus et Cressier 1992).

    C’est ainsi une métallurgie qui est techniquement des plus simples. Lorsque Azelik-Tacaddâ périclite, ce savoir-faire semble disparaître. C’est plutôt la fin de l’esclavage de masse des gens de Tacaddâ qui arrêta tout simplement la production de cuivre, surtout lorsque son cours devint plus faible, c’est à dire à partir du XVè siècle, période où les portugais importent le métal rouge par voie côtière. On peut d’ailleurs proposer que cette production n’était en fait qu’un hobby entre deux caravanes pour les commerçants de la ville.

    Le cuivre valait presque autant que l’or, localement il servait avant tout comme monnaie locale pour les achats du quotidien en petites lamelles et pour les grosses transactions comme les esclaves et les marchandises d’importation du sud en lames plus épaisses ou lingots. A Anisaman, ancienne ville à 120 km à l'Est de Tacaddâ et à 30 km environ au nord d'Agadez, il a été trouvé une petite barre mince de cuivre ovalaire, de 2 cm de long et 1 cm de large sur 0,5 cm d'épaisseur, pesant 9 grammes. Elle porte 2 séries de 5 stries sur un côté, une de 7 stries sur la tranche. Il peut fort bien s'agir d'une monnaie semblable à celle que décrit Ibn Battûta (Brouin 1950).

     


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